Ah, Paris !

A l'arrière-plan du premier roman d'Evelyn (1928), la France, où il est déjà venu trois fois (dont au moins une en avion), occupe une place privilégiée...

”...Like the first breath of spring in the Champs-Elysées, came Mrs Beste-Chetwynde - two lizard-skin feet, silk legs, chinchilla body, a tight little black hat, pinned with platinum and diamonds, and the high invariable voice that may be heard in any Ritz Hotel from New York to Budapest.”

ILLUSTRATION DE DECLINE AND FALL PAR E. WAUGH

(Mrs Beste-Chetwynde est la 2e à partir de la gauche en haut du dessin d'E.W.)

”Pareille au premier souffle de printemps sur les Champs-Elysées, s'avança Mrs Beste-Chetwynde, souliers de lézard, bas de soie, manteau de chinchilla, et un amour de petit chapeau noir épinglé de platine et de diamants, avec cette voix haut-perchée qui est de rigueur dans tous les Ritz, de New York à Budapest.”

Marseille

Dans Decline and Fall (Grandeur et Décadence)

Le premier roman d'Evelyn Waugh (1928) comporte six dessins de sa main, qui faisaient partie du contrat avec son éditeur Chapman et Hall.

Aucune des éditions en langue française (Conduite scandaleuse, trad. Franz Weyergans, Bruxelles, 1947 ; Grandeur et Décadence, trad. Henri Evans, Paris, 1981) n'a repris ces illustrations, dont l'une représente une rue chaude de Marseille, dans le quartier du Panier, qu'Evelyn avait fréquenté avec son frère Alec à la fin du mois de mai 1927 (voir Benoît Le Roux, Evelyn Waugh, p. 39).

ILLUSTRATION DE DECLINE AND FALL PAR E. WAUGH

(dessin d'E.W.)

Le héros de Decline and Fall est un jeune naïf, Paul Pennyfeather, chassé d'Oxford et contraint de gagner sa vie comme professeur dans un collège du pays de Galles. Là, il est séduit par une jeune et riche veuve, mère d'un de ses élèves, Mrs Margot Beste-Chetwynde, qui l'attire à Londres, lui promet le mariage et des rentes. Quelques jours avant la date fixée pour la cérémonie, elle lui demande un service : cornaquer trois des jeunes femmes qu'elle a embauchées pour une ”société de spectacles” de Rio de Janeiro, et qui sont bloquées à Marseille. Paul s'envole aussitôt, de Croydon, pour Le Bourget, où il affrète un avion pour Marseille.

”Il était tard quand Paul arriva à Marseille. Il dîna chez Basso, sur le balcon couvert, d'une bouillabaisse arrosée d'un Meursault. De sa table, il voyait mille lumières qui se reflétaient dans les eaux calmes. Il se sentit très homme du monde quand il régla la note et calcula le pourboire. Puis il prit place à l'arrière du taxi découvert qui desservait la vieille ville.

- Tu les trouveras sans doute ”chez Alice”, rue de Reynarde, avait dit Margot. De toute façon, tu les trouveras facilement si tu donnes mon nom.

La voiture s'arrêta au coin de la rue Ventomargy. On ne pouvait aller plus loin, tant il y avait foule dans cette rue étroite. Paul paya le chauffeur.

-
Merci, Monsieur, gardez bien votre chapeau ! dit celui-ci en démarrant.

Intrigué par la formule, Paul s'engagea d'un pas soudain moins assuré dans cette ruelle aux pavés inégaux. De chaque côté les étages des maisons étaient en surplomb, à se toucher. Elles étaient illuminées de la cave au grenier. Entre elles, des lanternes se balançaient. Dessous, un caniveau serpentait au milieu de la rue. Le décor était sinistre. Hollywood n'aurait pas fait mieux pour quelque Orgie sous la Terreur. Une telle rue en Angleterre, se dit Paul, Mr Spire l'aurait classée depuis longtemps, nationalisée, réservée au commerce touristique, échoppes vendant des fourchettes d'étain, des cartes postales, ou ” pâtisseries du Devon”. Ici, c'était un autre commerce. On pouvait se passer d'une expérience internationale pour comprendre dans quel genre de quartier on se trouvait. D'ailleurs, n'avait-il pas traversé naguère, le guide à la main, le quartier réservé de Pompéi ?

- Pas étonnant, réfléchit-il, si Margot était si anxieuse de sortir ses protégées de ce lieu de perdition.

Un matelot noir, horriblement saoul, l'interpella dans une langue inconnue des hommes, et l'invita à prendre un verre. Il pressa le pas. Chère Margot ! C'était bien d'elle de trouver le temps de se soucier, dans le tourbillon des mondanités, de ces pauvres filles qu'elle avait sans le vouloir exposées à de tels périls.

Sourd aux invites polyglottes qui jaillissaient de toutes parts, Paul fonçait. Soudain, une jeune dame fit sauter son chapeau. Il eut le temps d'entrevoir une jambe nue dans le rectangle lumineux d'une entrée. Puis la jeune dame réapparut à une fenêtre, elle lui faisait signe de monter pour récupérer son bien.

La rue entière semblait rire de lui. Il hésita. Et puis, abandonnant à la fois, dans un moment de panique, son sang-froid et son chapeau, il fit demi-tour et courut vers les avenues, vers les lignes de tram, - le refuge de sa vertu, lui soufflait sa conscience.

Au matin, la vieille ville n'inspirait plus guère de terreur. La lessive pendait entre les maisons, les caniveaux ruisselaient d'eau pure, les rues étaient pleines de vieilles femmes qui trimbalaient des paniers de poisson. Chez Alice ne donnait pas signe de vie. Il dut sonner, sonner encore, avant qu'un vieux concierge ébouriffé ne se présente.

- Avez-vous les jeunes filles de Madame Beste-Chetwynde ? demanda Paul, parfaitement conscient de l'absurdité de sa question.

- Bien sûr, montez, Monsieur, droit devant vous, répondit le concierge. Elle nous a envoyé un télégramme pour dire que vous êtes en train de venir.

Mrs Grimes et ses deux amies n'étaient pas encore habillées, mais elles reçurent Paul avec enthousiasme, en peignoir.

N.B. Tous les mots lettres droites sont en français dans le texte. Sur une des enseignes du dessin, on aperçoit une allusion à la très digne lady Ottoline Morrell (1876-1938), l'une des plus fameuses hôtesses littéraires de l'entre-deux-guerres en Angleterre, épouse d'un député, amie de Virginia Woolf et du groupe de Bloomsbury.

E. Waugh par Roger Nimier (avril 1949)

La lettre W n'a jamais été bien fournie en France. (...) Ainsi, pour commencer, je propose d'annexer Evelyn Waugh.

Nous avons de très bonnes raisons. Il sera très bien chez nous. Il ne sera pas de l'Académie française, mais dans trois siècles on donnera ce sujet de composition : ” Tracez un parallèle entre Evelyn Waugh et Marcel Aymé en vous aidant d'exemples précis” (...).

J'aime chez Waugh ce bon mélange de mépris et de tendresse qu'il éprouve pour ses personnages. La critique d'une société n'est pas une affaire sérieuse, car le temps fera très bien l'affaire de tous ces gens-là. Pourtant, il y eut Balzac, il y eut Proust. Je ne pense pas qu'on entende parler dans toute la littérature européenne moderne, sinon chez Waugh, de ces milieux un peu fous et si contents d'être un peu fous. Lady Metroland, Lord Monomark, Alastair Digby-Vane-Trumpington ne sont pas seulement des types sociaux. Ils assurent entre ses différents romans une circulation sanguine. Il est nécessaire que ces créatures se retrouvent sans changements, en 1930, en 1935, en 1939 : car les personnages secondaires dans un récit n'ont pas le droit de trop retenir notre attention. Et ils n'ont déjà que trop tendance à nous passionner. Injuste passion. Encore une fois un peu de mépris est nécessaire. D'ailleurs l'auteur manifeste sa puissance avec sérénité. Il tue ses héros, il les fait sombrer dans l'alcoolisme ou la folie. Sans explications. Avec silence et justice.

Il n'y a pas de manichéisme chez Evelyn Waugh. Mais il y a certainement les bons et les méchants. D'un côté le héros de Conduite scandaleuse ou de Sensation, le narrateur de Retour à Brideshead, qui sont tendres, effarés, sans ambition et sans emphase. D'autre part, les agités, les snobs, les imbéciles, les plus élégantes jeunes femmes, les plus vieux directeurs de journaux, des êtres ” dynamiques” enfin... Entre les deux : Basil Seal qui est fou mais que nous aimons bien.

(...) Le lecteur aime qu'on lui élève l'âme, de temps à autre, par une forte réflexion sur la brièveté de l'existence humaine. Cette forte réflexion sur la brièveté de l'existence humaine, c'est Retour à Brideshead. Un officier anglais, aux premiers jours de la drôle de guerre, arrive avec son régiment dans un village perdu. Au loin un château et partout l'inconnu. Mais dans ce château s'est écoulée la moitié de sa vie : il y a eu la duchesse de Guermantes, l'ami trop brillant qui finira dans les sables, les sœurs inquiétantes et la plus étrangère de toutes qui deviendra la plus proche. Proust bien sûr et le temps invivable : on y songe sans cesse.

Hissez le grand pavois fait le pont entre Retour à Brideshead et les romans du type de Conduite scandaleuse et Diablerie. Les personnages sont d'avant-guerre, mais c'est tout de même la guerre. Les fous deviennent un peu plus fous, les imbéciles un peu plus bêtes, les mauvais poètes surréalistes brandissent plus haut que jamais l'étendard de la crémerie. Et il y a encore les alertes, le bruit des chars, les premières défaites. Au centre Basil Seal qui nargue tout le monde, suit les blondes dans les couloirs, invente des histoires d'espionnage, cherche à séduire un colonel en parlant stratégie et tire son argent de poche d'une famille de réfugiés qu'il traîne de cottage en cottage. Aux dernières pages du livre, Basil est sous les armes. Nous sommes en 1940. Je ne jurerais pas qu'à l'heure actuelle cet excellent jeune homme ne soit pas quelque chose comme le maréchal Montgomery ou le président Malenkov.

(...) Les imbéciles se vengent toujours d'une façon ou de l'autre. Voilà pourquoi Evelyn Waugh est traité assez légèrement dans notre pays. Ceci tient à plusieurs raisons. On rencontre un grand nombre de personnes qui broutent des caractères imprimés. Un moins grand nombre s'intéresse à la littérature. (...) Enfin, pour apercevoir une métaphysique dans son œuvre, un Français se trouve, non pas dépourvu, mais vraiment désarmé.

(...) D'Evelyn Waugh, je croirai tout ce qu'on voudra. Je l'imagine en mission auprès des maquis yougoslaves, se faisant parachuter les épreuves de Retour à Brideshead. Je le devine causant les pires ennuis aux Allemands, affolant leurs généraux, lançant des proclamations incendiaires et affirmant, en toutes circonstances, la littérature comme puissance sereine de désordre.

Oui, décidément, Ouaufe, entre Ollé-Laprune et Ozanam, s'amusera beaucoup chez nous.

(La Table ronde, revue mensuelle, avril 1949)

Dans la presse française

Nous reproduisons ici deux documents intéressants, extraits de journaux français. Le premier est une page du Gringoire qui publiait E. Waugh pour la première fois en France le 22 janvier 1937 (sur une pleine page, sa nouvelle intitulée L'Homme qui aimait Dickens.

Le deuxième est une critique en bande-dessinée du Cher disparu signée Pichard, parue en novembre 1949 dans le premier numéro de la revue Oxygène.

L'HOMME QUI AIMAIT DICKENS, NOUVELLE PUBLIEE DANS GRINGOIRE

CRITIQUE EN BD SIGNEE PICHARD PARUE DANS LA REVUE OXYGENE


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