CENT ANS D'INCORRECTION BRITANNIQUE

Un moyen assez juste de jauger l'esprit du temps est d'observer qui est commémoré et qui ne l'est pas. Bien loin des fastes réservés à Berlioz, Simenon ou Cocteau en 2003, le centenaire de la naissance d'Evelyn Waugh aura été salué chez nous avec une discrétion qui est comme un hommage involontaire à l'esprit corrosif de cet écrivain anglais, grand empêcheur de penser en rond. Mis à part la réédition de trois de ses romans, Scoop, Diablerie et Le Cher Disparu, chez 10/18, et celle d'Une Poignée de Cendres à La Découverte, seul L'Harmattan aura osé une publication originale avec la première biographie française de Waugh, due à la plume de Benoît Le Roux.


Car il faut avouer que Waugh ne savourait rien tant que déplaire, et il eût été heureux d'apprendre qu'il y parviendrait encore quarante ans après sa mort. Réactionnaire en diable, ou si l'on préfère conservateur, pour qui la civilisation était un combat de tous les instants, catholique on ne peut plus traditionnel, professionnel de la raillerie (ses propres enfants n'étaient guère épargnés), contempteur déclaré des masses démocratiques et élitiste forcené, Waugh est une sorte de prototype expérimental du politiquement incorrect. Si cela ne lui valut en Angleterre aucun ostracisme avant ni après sa mort (le comédien et romancier Stephen Fry s'apprête à rallumer la flamme cette année en présentant son adaptation au cinéma d'un des chefs-d'oeuvre de Waugh, Ces corps vils), c'est que l'incorrection, quand elle est pratiquée avec humour, est une des plus solides institutions anglaises, avec l'excentricité que Waugh pratiquait à plein temps ; et surtout qu'il fut l'un des plus prodigieux romancier du siècle, reconnu tel aussi bien par Graham Greene que par George Orwell.

Sans rien négliger d'une vie riche en anecdotes savoureuses, Benoît Le Roux, dans ce livre très fouillé, n'omet pas au passage d'interpréter cette oeuvre immense, sans en occulter les faiblesses : oeuvre marquée du sceau d'un catholicisme d'abord sous-jacent, explicite ensuite. Les premiers romans, les plus satiriques, décrivent ce que Waugh appelait l'absurdité d'une vie sans Dieu, révélée par le cocasse des situations traversées par des individus condamnés à une existence grotesque et désarticulée. Les suivants "tentent de représenter toute l'âme humaine (sans omettre) ce qui la caractérise : d'être une créature de Dieu, pour laquelle Dieu a un projet précis". Comme les romans de Julien Green ou de Graham Greene, Retour à Brideshead ou sa trilogie de la guerre s'attachent, sans pour autant s'enliser dans l'apologétique, à décrire les itinéraires secrets de la grâce pour déjouer les obstacles que les hommes dressent sur son chemin. Vaste programme qu'ils remplissent avec une réussite éclatante.

Critique de Laurent Dandrieu parue dans Valeurs Actuelles, du 16 janvier 2004.