Black Mischief (1932), premier roman traduit : Diablerie (1938)

››› La traductrice

Marie Canavaggia, d'origine corse, ancienne élève du lycée de Nîmes, vivait de travaux pour les éditeurs. Depuis l935, elle assurait notamment le secrétariat littéraire de Louis-Ferdinand Céline (pseudonyme de Louis Destouches, médecin, dont l'éditeur était alors Robert Denoël), se chargeant de faire dactylographier ses manuscrits, de corriger ses épreuves, etc. Elle traduira aussi A Handful of Dust en 1941, Helena en 1951, et d'autres auteurs de langue anglaise (John Cowper Powys) ou de langue italienne (Moravia). Sa sœur Renée Canavaggia publiait des livres de vulgarisation d'astronomie. Nous l'avons interrogée peu avant sa mort. Elle n'avait pas souvenir d'une rencontre ou d'une correspondance entre Marie et Evelyn Waugh.

››› Les illustrations

Les neuf dessins de Waugh, dont une carte très utile de l'Azania, n'ont jamais été édités en France. Voici la carte, qui dénote du goût de l'auteur pour les intrigues bien ficelées :

L'AZANIA PAR WAUGH

La ligne de chemin de fer imite évidemment la ligne franco-éthiopienne Djibouti-Diré-Dawa-Addis-Abeba, achevée en 1917 et que Waugh a empruntée à plusieurs reprises. Elle existe toujours.

››› La préface de Jean Giraudoux

Plus j'avance dans la vie, plus je m'étonne de voir avec quelle apathie et quelle fascination l'humanité renonce aux deux seules armes sur lesquelles elle pouvait compter de façon un peu certaine comme recours envers la micro et la macrocéphalie, envers l'extrême stupidité et l'extrême orgueil, envers les méfaits de la poésie et de la presse, de la nudité et de l'habillement, je veux dire à la caricature et à la satire.

Je m'explique jusqu'à un certain point la décadence de la caricature, - par caricature je n'entends pas le dessin comique, mais l'outrance donnée aux formes de l'art -, dans un monde où la moitié est athée et dont l'autre moitié considère ses croyances comme sa bourgoisie. Je me l'explique du fait que la caricature est un art sacré. Son moteur est la vengeance à son degré le plus chargé, non pas la vengeance qu'un adversaire peut tirer d'un adversaire, mais celle que l'on peut tirer de soi-même, que l'homme peut tirer en tant qu'homme, dans le dégoût ou l'hilarité que lui inspire le privilège d'appartenir à la race humaine. C'est la religion qui a mis à la disposition du caricaturiste son principal canevas, le canevas même de la nature humaine, le squelette. Toute bonne caricature dérive de la danse macabre. L'art primitif n'a même d'autre but que de présenter aux dieux l'homme dans toute sa laideur et dans son ridicule, pour amadouer leur jalousie et détourner leur colère. Ou bien pour témoigner de l'imbécillité et de l'effroi humains, de les représenter eux-mêmes dans l'extravagance et dans la déraison, comme à l'île de Pâques ou chez les Méas. Dans les époques de foisonnement et de croyance, c'est pour l'homme une question vitale de se maquiller ; il ne peut exister que si les dieux le croient contrefait, bossu, borné ; si tout ce qui est sa gloire et sa beauté, le front des hommes, la gorge et les reins des femmes, incite à la pitié le grand spectateur et si est bannie du visage la sérénité, objet de méfiance, au profit du rire et du rictus. De si haut et dans leur fatuité ou leur amour, les divinités ne distingueront pas entre ces symboles parodiques, interpréteront comme des maladresses les plus gigantesques insultes, et ainsi sera réservée et préservée, par l'outrage même qu'elle s'inflige, la liberté humaine.

Comment subsisterait-il une trace, même légère, de cette furie vengeresse, dans un monde qui n'admet plus la menace ni pour l'esprit ni pour l'œil, et qui maquille tous les Mané, Thécel, Pharès en obligeant les lettres de feu à ne lui répéter que les mots les plus rassurants, Byrrh, Valda ou Aspirine-Rhône ? Seule la sculpture ose encore, et avec quelles précautions, venger, aux dépens de l'humanité qui existe, celle qui n'existe pas. Depuis Sade et depuis Daumier, c'est vraiment le congé des archanges. Mais que la satire, - genre littéraire anodin et qui ne demande ni la fin du monde ni le voisinage du Léviathan, qui est un art foncièrement loyaliste envers l'humanité, puisque, loin de contester l'à-propos de son existence, il prend au sérieux ses vertus et ses travers, qui fait appel aux deux états où elle se complait le plus, le dénigrement et l'indignation -, n'ait plus chez nous ses lettres de créances, c'est ce que je trouve le plus difficilement explicable. En France particulièrement, la bourgeoisie lisante et pensante n'admet plus, en dépit de toute gale, cette fourchette à gratter le dos. Elle tolère l'insulte, la calomnie, la médisance. Il ne viendra jamais au régime ou à l'opinion publique l'idée de protester contre la grossièreté ou la vulgarité des discours ou des articles, justes ou injustes. Elle tolère même le talent, à condition qu'il ne comporte pas l'ironie. Elle tolère celui qui la fustige, à condition que ce soit avec considération.

Mais il n'est pas jusqu'aux formes secondaires de la satire, le persiflage ou la parodie, qui ne lui paraissent condamnables et qu'elles ne s'ingénie à faire prendre pour des délits de lèse-humanité. Et ce n'est pas le réflexe d'un organisme noble et surchargé qui admet la mort et ne supporte pas la piqûre. Ce n'est pas non plus cette paresse d'esprit, de l'esprit, qui amène l'intolérance de l'humeur comme la paresse de l'estomac amène celle de l'intestin. C'est simplement de l'intolérance. C'est le dépit de constater, à la lecture, qu'il y ait des critiques qui ne sont pas les critiques, des poètes qui ne sont pas les poètes, des juges qui ne sont pas les juges, bref que la question des régimes établis, des situations consolidées, des tyrannies et des habitudes, se posera toujours tant qu'il y aura des écrivains, et qu'ils seront libres de cette liberté suprême, qui est la gaîté. Le désintéressement de la gaîté devient plus suspect que l'espionnage ; la satire est un espion qui rit, et qui nous dénonce, non aux autorités reconnues, ce qui serait légal, mais à tout ce et à tous ceux qui n'ont rien à voir dans l'affaire, aux jeunes gens, aux jeunes filles, à la saison, à la mode, et, par l'emploi de cette ironie proprement insupportable, dont l'autre nom est la poésie, qui nous donne l'impression d'être jugés par une autre race, moins sérieuse que la nôtre. C'est ce tribunal d'oiseaux, de lapins, de biches, institué jadis par Aristophane et notoirement incompétent en matière civile, commerciale et internationale, que le monde entier s'occupe actuellement à récuser, dans la crainte peut-être que surgisse le nouvel Aristophane... Le vieux est mort de rire en voyant un âne manger une figue de Barbarie. C'est bien fait...

Voilà pourquoi, quand Marie Canavaggia, qui connaît très passablement cette planète-ci grâce à ses intuitions personnelles et très bien les autres par les leçons de sa sœur l'astronome, m'a fait part de son projet de donner Diablerie au public français, je l'ai approuvée de tout cœur.

Le voilà, traduit avec cette fidélité que peuvent seuls donner la liberté et le talent. Ce n'est pas à moi de présenter à notre lecteur Evelyn Waugh. Sa notoriété et le bruit de ses succès ont franchi déjà la Manche. Je veux simplement, en vrai douanier, veiller à ce que ses personnages puissent pénétrer en France les poches pleines de ces denrées et objets suspects et non répertoriés qui sont sa cruauté, son acidité, et aussi je ne sais quel nouveau sourire.

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